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Anatomie du chez-soi – Éditions de la dernière lettre
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Éditions de la dernière lettre

Anatomie du chez-soi

La propriété telle que nous la connaissons aujourd’hui n’a pas toujours existé. La bête noire de la critique sociale du XIXe siècle – le « vol » dénoncé par le théoricien anarchiste Proudhon – n’en est qu’un type bien particulier : la propriété bourgeoise, ou purement marchande. Mais la notion de propriété foncière est composée de plusieurs strates, sédimentées par l’histoire, qu’il s’agit ici de déplier pour penser la garantie d’un « chez-soi » à l’heure où la majorité est dépossédée de tout, contrainte de se vendre pour habiter quelque part.

Texte : Aurélien Berlan
Illustrations : Mélane Gabu

Comme la plupart des idées que nous employons tous les jours, celle de propriété est constituée de plusieurs couches. On peut au moins en repérer trois : elle présente une dimension existentielle, une dimension juridique et une dimension marchande. Si l’on veut comprendre ce qui caractérise notre conception de la propriété, et ce en quoi elle est critiquable, il me semble indispensable de commencer par bien distinguer ces diverses significations, même si elles sont intimement liées dans nos esprits.

Posséder un « chez soi »

Derrière l’idée de propriété, la première chose que l’on met est l’idée du « chez-soi », d’un espace où l’on peut mener sa propre vie, et que l’on peut posséder au sens fort, existentiel : y inscrire sa vie en le faisant sien, en le façonnant en fonction de ses propres besoins, désirs, idées. En ce sens, l’aspiration à la propriété semble légitime et même « naturelle », puisque avoir un « chez-soi » répond à trois besoins fondamentaux. Tout d’abord au besoin d’un habitat pour se mettre à l’abri des agressions extérieures, celles des autres individus comme celles de la nature. En d’autres termes, c’est le besoin d’un espace de repli et de repos, lié à la vulnérabilité du vivant.

Ensuite, avoir son propre espace est associé à la nécessité de disposer d’un territoire où assurer sa subsistance et déployer son existence. Autrement dit, ou besoin d’un espace, plus vaste que le précédent mais que l’on maîtrise moins entièrement et que l’on possède moins exclusivement, dans lequel on peut donner consistance à sa liberté pratique comme pouvoir autonome de faire et d’agir1.

Enfin, la propriété répond au besoin d’une place dans le monde, d’un ancrage spatial dans une région et, par là, d’un enracinement humain dans la communauté de ceux qui y vivent. Cet espace dans lequel se constitue notre identité peut prendre des tailles variables et se confondre, ou non, avec les précédents (pour un citadin attaché à sa ville, c’est cette ville qui constitue son espace d’identification ; pour un paysan, c’est son « pays »).

Besoin d’un habitat, d’un territoire, d’un ancrage dans le monde – on comprend pourquoi la propriété semble si « naturelle » à tant de gens, et pourquoi si peu sont prêts à la remettre en cause : posséder un chez-soi semble bien être une aspiration universelle, liée à la vie elle-même – elle est si « naturelle » qu’elle paraît même pouvoir être transposée à certains animaux, avec leur terrier et leur territoire. Pourtant, à strictement parler, aucune espèce animale ne connaît la propriété : car ce qu’il y a de proprement humain dans la propriété (avant même le rapport symbolique d’identification au pays dans lequel on vit), c’est sa deuxième dimension, juridique.

Une possession collectivement garantie

Si, dans la plupart des esprits, l’idée de propriété désigne tout ce que l’on possède en propre, tout ce qui est en notre possession, dans l’esprit des juristes qui ont forgé le terme, ce n’est pas le cas. Car ce que l’on a, même la maison que l’on habite, ne fait pas forcément l’objet d’une véritable propriété. À strictement parler, la propriété, de droit, se distingue de la possession, de fait. « De droit », cela signifie deux choses.

D’une part que la propriété est reconnue socialement, ce qui signifie que les gens auxquels j’ai affaire au quotidien savent que cet espace est chez moi et qu’ils ne doivent pas y pénétrer sans mon consentement (même ceux qui transgressent cette règle le savent : les cambrioleurs tentent d’opérer sans être vus). Autrement dit, il n’y a de propriété que là où il y a une conscience partagée de la distinction entre « tien et mien ». Mais il faut encore un autre élément pour parler de propriété au sens propre, juridique, du terme : la propriété est socialement défendue, c’est-à-dire qu’il y a une instance collective chargée de la faire respecter, à laquelle on peut s’adresser quand on se sent spolié, et qui peut recourir à la force pour rétablir le droit. Bref, la propriété suppose une instance de contrainte qui la garantit – que ce soit l’État, avec son appareil policier et judiciaire, ou la communauté dans laquelle on s’inscrit.

C’est par cette dimension juridique que l’on accède à la propriété au sens propre : le besoin d’un chez soi n’est en fait que le socle général sur lequel elle a pu prendre son essor, au motif qu’il faut bien protéger cet espace. Mais dans cette manière de concevoir les choses, on oublie que notre idée de propriété présente une troisième dimension qui a pris une importance cruciale à l’époque moderne, en modifiant profondément le sens de la propriété, au point de la rendre problématique : sa dimension marchande.

Pouvoir librement aliéner ses biens

Dans notre société, la propriété n’est pas seulement ce qui fait l’objet d’une possession sanctionnée par le droit, mais aussi ce qui peut faire l’objet de transactions marchandes. À vrai dire, la propriété est même la condition de l’échange marchand : je ne peux vendre que ce dont je suis le propriétaire attitré, et je ne peux acheter que ce qui fait déjà l’objet d’une propriété. Achat et vente se définissent comme des transferts de propriété.

À n’en pas douter, cette dimension marchande de la propriété existe depuis que l’argent a été institué. Mais la plupart des sociétés y avaient mis des bornes strictes, notamment en empêchant qu’elle s’applique au foncier. Même la société romaine, qui l’a pourtant intronisée, a longtemps cherché à la limiter : tous les types de biens ne pouvaient être librement vendus par leur propriétaire (notamment pas les « domaines » de famille autour de Rome, ni ce qui permettait d’y assurer l’autosubsistance familiale) ; ce n’est qu’à la fin de l’Empire que cette possibilité a été instaurée, et que le mot proprietas est apparu pour désigner ce nouveau régime.

Ce concept de propriété a ensuite, au cours du Moyen Âge, coexisté avec le système de la propriété féodale où ce qui pouvait s’acheter et se vendre avec les terres, n’était pas tant leur propriété (au sens actuel) que leur usage et les droits et devoirs attenants. Il a fallu attendre la société bourgeoise moderne pour que la propriété marchande, la proprietas de l’Empire romain, soit généralisée et devienne l’unique mode de circulation des biens (le plus pauvre et impersonnel, au regard des formes de partage et d’échange qui ont régi d’autres sociétés). En France, ce fut l’œuvre du Code Napoléon (1804) qui constitue la base de notre Code Civil actuel.

Cette dimension marchande ne vient pas seulement se rajouter, dans notre conception de la propriété, aux autres dimensions. En réalité, elle en constitue le cœur et finit par marginaliser la première dimension (on le sait, c’est la solvabilité, non le besoin, qui est déterminante dans les transferts de propriété). Voilà du moins ce qui ressort de notre Code Civil : fondé sur l’idée de propriété, il définit cette dernière par sa dimension marchande.

Mais avant d’en venir là, encore faut-il préciser ce que cette dimension marchande signifie : elle suppose de pouvoir convertir en argent n’importe lequel de nos biens d’une part, et implique de pouvoir les « aliéner » librement d’autre part, c’est-à-dire de pouvoir en transmettre la propriété à qui l’on veut, que ce soit à titre gratuit (donation, legs) ou onéreux (vente, viager).

De ces deux pouvoirs, lequel rend notre idée de propriété si problématique ? On pensera volontiers que c’est le premier, puisqu’il faut une bonne dose d’abstraction pour ramener la valeur de toute chose à une somme d’argent, et que cela semble bien être la condition sine qua non de la marchandisation des biens. En revanche, il semble légitime de pouvoir céder à qui l’on veut ce dont on est propriétaire. Pourtant, c’est bien ce droit-là, celui d’aliéner librement ses biens, qui ne va pas de soi, surtout en ce qui concerne le foncier. En fait, c’est lui qui appelle la conversion des terres en argent, avec tout ce qu’implique cette marchandisation sur les manières de vivre ensemble. Voilà pourquoi la plupart des cultures, même celles qui connaissaient l’argent, ont tenté de le limiter.

Pour bien comprendre ce point crucial, il va falloir entrer dans des considérations juridiques sur les différents types de « droits » ou de « pouvoirs » qui sont entremêlés dans notre idée de propriété. Une fois qu’on les aura cernés, on pourra identifier ceux qui distinguent notre régime de propriété des autres, et le caractérisent comme marchand.

Le droit d’abuser au cœur de la propriété marchande

La pleine propriété telle que nous la connaissons est définie, dans nos textes juridiques hérités du droit romain, par trois ensembles de droits ou de pouvoirs qu’il reste courant de nommer en latin : l’usus, le fructus et l’abusus.

L’usus, c’est le droit de se servir ou non de son bien – d’être ou de ne pas être chez soi. Notons d’emblée l’importance de ce « ou non », car si ce droit, dans son versant positif, semble être une composante fondamentale de la propriété (souvent conçue comme une captation de l’usage), il n’a dans son versant négatif aucune évidence historique : dans nombre de cultures, le « propriétaire » perd son bien s’il n’en fait pas usage.

Le fructus, c’est le droit de jouir de son bien, c’est-à-dire d’en percevoir les fruits. Pour les juristes, ces fruits peuvent être de trois types : il y a les fruits naturels, provenant de la nature sans la médiation du travail humain (comme les baies sauvages) ; les fruits industriels, qui font intervenir « l’industrie » au sens ancien du travail (les cultures) ; les fruits civils, qui naissent sur la base d’un accord contractuel entre les parties (les loyers). Dans notre droit de propriété, le propriétaire a tout le fructus du terrain qu’il possède (ou presque, car le droit de glanage est encore reconnu en France), sauf s’il le loue, auquel cas il n’en a plus que les fruits civils.

L’abusus, c’est le droit de disposer de la chose, qui permet au propriétaire d’accomplir discrétionnairement tous les actes, juridiques ou matériels, entraînant pour lui la perte de tout ou partie de son bien : vente, destruction, donation, etc. À la base, cela signifie que le propriétaire est libre « d’abuser » de son bien, soit en ce sens qu’il l’anéantit ou le dégrade sur le plan matériel, soit en ce sens qu’il en cède juridiquement l’usage par la location, voire qu’il l’aliène : qu’il en cède la propriété par don ou vente.

De ces trois composantes, laquelle est la plus importante, celle qui définit vraiment la propriété ? La plupart des gens penseront que ce sont les deux premières, l’abusus semblant n’incarner qu’un droit accessoire, un abus de droit même, ou du moins, dans son versant qui n’est pas vraiment « abusif » (pouvoir vendre, louer, etc.), une disposition qui s’est rajoutée tardivement pour satisfaire aux réquisits de la société marchande. Car quand on part d’une conception existentielle de la propriété, et qu’on estime qu’elle est le biais indispensable de la protection de la vie, du déploiement de la liberté et de la construction de l’identité, ce sont l’usus et le fructus qui importent – l’abusus ne pouvant apparaître que comme une aberration, un écart par rapport à l’objectif de conservation de la propriété.

Mais ce n’est pas ainsi que raisonnent nos juristes. Comme l’explique n’importe quel manuel de droit moderne, ce n’est pas l’usus et le fructus (qui semblent « si naturels »), mais l’abusus qui constitue la composante essentielle du droit de propriété. Cela signifie deux choses : qu’il ne peut y avoir de droit de propriété privé définitivement d’abusus, et qu’il peut y avoir un droit de propriété privé d’usus et de fructus, à condition qu’existe un abusus. En fait, tout le monde le sait : on peut très bien avoir l’usus et le fructus d’un terrain sans en avoir la propriété (c’est le cas des locataires à titre gratuit), et vice versa : être propriétaire d’un terrain sans en être l’usufruitier (c’est ce qu’on appelle la « nue propriété » : expression qui implique bien que l’usus et le fructus, loin d’être l’épure de la propriété, viennent en fait se rajouter à l’abusus qui, quant à lui, constitue l’essence de la propriété).

On comprend désormais en quoi notre conception de la propriété est essentiellement marchande : car c’est l’abusus, dont le cœur est le pouvoir de vendre, qui la définit, et non l’usus comme dans la plupart des cultures, plus fidèles à l’importance existentielle de la propriété – et c’est en ce sens que l’on peut dire, en jouant sur les mots : « la propriété, c’est l’abus ». Dans notre société, pour savoir qui est le propriétaire d’un lieu, il ne faut plus se demander qui en a l’usage, mais seulement qui a le droit de le vendre.

Ceux qui s’opposent, de nos jours, à toute mise en question de la propriété, en mettant en avant sa nécessité existentielle, se trompent en fait de catégorie. Ce n’est pas à la « propriété » (telle que nous la connaissons) qu’ils sont attachés, mais à ce que les juristes appelleraient le droit à jouir durablement de l’usufruit de l’endroit où l’on vit. Or, ce droit-là n’est pas spécialement protégé dans notre système : on peut très bien se faire virer de chez soi, par exemple si l’on a des dettes à rembourser. Par contre, ce système protège et rend possible quelque chose d’aberrant au regard de la vision existentielle de la propriété : qu’une même personne puisse être propriétaire d’une quantité infinie de terres et dont elle n’use même pas. Autrement dit : de nos jours, plus besoin de « posséder » vraiment un lieu, au sens existentiel d’une inscription de soi dans l’espace où l’on vit, pour en être le propriétaire – il suffit de pouvoir le vendre ; inversement, la norme est plutôt que l’on soit locataire, et non propriétaire, de l’espace que l’on « possède » sur le plan existentiel.

La marque de la propriété telle que nous la connaissons, ce qui la définit et la caractérise par rapport à toute autre forme de propriété, ce n’est donc pas l’usus, mais l’abusus : pas tant le fait de pouvoir en jouir durablement que le droit de s’en séparer librement. Ce droit qui semble aller de soi, est en fait problématique, car il entraîne la dissolution des formes de propriété qui avaient jusque-là existé, et des types d’organisation politique qui allaient avec. Pour le comprendre, il faut revenir à d’autres formes de propriété foncière, celles dont la propriété marchande a lentement pris la relève entre la fin de l’Empire romain et le début de l’Empire napoléonien.

Les mystifications de la conception libérale de la propriété individuelle

En dépit de toutes les différences qui les opposaient, les diverses formes de propriété foncière que l’humanité s’était jusqu’à présent données se caractérisaient par la chose suivante : la propriété n’était jamais considérée comme un rapport immédiat d’un individu à la terre, mais comme un rapport à la terre médiatisé par la communauté à laquelle on appartenait.

Dans notre conception individualiste, la propriété apparaît comme un rapport qui relie directement l’individu à son bien, par le biais du travail : c’est à moi parce que c’est moi qui l’ai fait ou gagné. étendue à la terre, il va de soi que cette conception repose sur une fiction typique de l’individualisme libéral, pour diverses raisons. La plus évidente, c’est que la propriété est toujours une possession socialement garantie : au sens strict, elle suppose toujours une instance collective qui répartit le tien et le mien, et veille au respect de cette répartition. Mais plus profondément, la propriété individuelle est toujours le résultat d’une appropriation de la nature qui est d’abord collective, qu’elle passe seulement par le travail ou aussi, comme c’est le cas en général, par les armes.

Le travail, en tant qu’activité par laquelle les humains s’approprient la nature pour produire leur subsistance, ne se fait jamais « seul » : il se fait toujours au sein d’une communauté de production (que ce soit un collectif dans lequel les tâches sont réparties, ou une société dans laquelle le travail est divisé). Même Robinson Crusoé, quand il travaille « seul » dans son île, le fait avec le soutien de toute la civilisation européenne, matérialisée dans ces outils qui se sont échoués avec lui, et sans lesquels il ne pourrait rien faire ou presque. Il en résulte que tous les biens dont on est propriétaire sont, à peu de choses près, les produits d’un travail social d’appropriation de la nature, dont les fruits sont ensuite répartis, selon des modalités qui font en général intervenir le pouvoir, entre les individus qui se les approprient de manière privative. Telle est la vérité de la propriété individuelle : elle n’est jamais que le résultat d’une répartition politique des produits d’un travail social.

Mais l’appropriation de la nature ne passe pas seulement par le travail, comme le suppose la vulgate libérale : à l’origine, elle passe aussi par la conquête et l’expropriation violente d’autres collectivités – c’est en ce sens que « la propriété, c’est le vol » (Proudhon). Même au royaume de la propriété soi-disant individuelle, les USA, il a d’abord fallu s’approprier collectivement les terres, par la guerre contre les Indiens, avant de se les répartir.

Cette dimension collective de l’appropriation de la nature, qu’elle passe par le travail ou par les armes, n’est pas seulement « vraie à l’origine » : en fait, elle l’est encore plus de nos jours, où le travail est encore plus « socialisé » qu’avant (au sens où la communauté de production dont on dépend pour notre subsistance est de plus en plus vaste), et où le recours à la contrainte pour assurer la propriété est lui aussi, compte tenu des tensions croissantes qui résultent des inégalités dans cette « communauté de production », toujours aussi massif. Derrière le « propriétaire individualiste », l’État et la société n’ont jamais été aussi présents.

La propriété, sous quelque forme que ce soit, repose toujours sur un processus collectif d’appropriation. Voilà pourquoi, dans la plupart des cultures, il va de soi que la propriété reste « médiatisée par la communauté ». Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas de « propriété privée » au sens d’espaces privatifs dans lesquels on ne peut pénétrer sans le consentement de leur propriétaire. Cela signifie seulement que la propriété est « commune » avant d’être individuelle, et qu’elle le reste. Ce qui se traduit par le fait que l’individu a le droit d’usage et le fructus (au moins en partie), mais pas l’abusus sur ses terres : il n’a pas le droit de « disposer librement » de son bien, au sens de le laisser sans usage ou de le vendre. Si tant est qu’il y ait un abusus, c’est-à-dire que les terres soient aliénables, il n’est jamais aux mains d’un seul individu, mais de la communauté toute entière. Bref, le destin des terres ne se décide pas seul, mais collectivement, car elles ne peuvent avoir le même statut juridique que n’importe quel effet personnel : la terre ne se fabrique pas, elle est le socle de la vie de tous les vivants.

La propriété villageoise

Ce principe général d’une propriété foncière médiatisée collectivement se retrouve sous mille formes différentes, en fonction du type et de la taille de la communauté en question (la famille, le clan, la tribu, etc.), de son mode d’organisation, plus ou moins hiérarchique, et de son rapport aux autres instances de pouvoir. Prenons l’exemple de la propriété villageoise, telle qu’elle a existé dans presque toutes les cultures basées sur l’agriculture tant que ce qui manquait le plus n’était pas la terre mais les bras pour la travailler – et telle qu’elle perdure dans bien des régions où notre système de propriété individuelle peine à s’imposer, par exemple chez les peuples indigènes du Mexique2 ou dans certaines cultures africaines.

En gros, les terres appartiennent à la communauté villageoise. Mais il y a divers types de terres : des terres communes à usage collectif, et des terres privées à usage familial (leur importance respective varie en fonction des conditions géographiques et culturelles : les terres cultivées en commun prennent plus de place quand l’agriculture est basée sur l’irrigation et quand il y a une tradition juridique communautaire). Les premières appartiennent à la communauté villageoise qui décide de la manière de les utiliser. Les autres, celles qui sont attribuées aux diverses familles, ne cessent par pour autant d’appartenir au village : la famille ne possède en fait que l’usus et le fructus, et les terres reviennent à la communauté en cas d’extinction ou de départ de la famille. Notons que ces terres appartiennent aux familles, non aux individus qui la gouvernent : ce qui signifie qu’en matière foncière, le « chef de famille » doit obtenir l’accord d’autres membres pour prendre les décisions.

Ce système se distingue du nôtre sur quatre points :

– Chaque membre de la communauté a des droits (de chasse, de glanage, etc.) sur l’ensemble du territoire commun, et le droit d’avoir une parcelle en usage propre, un chez-soi. La « propriété » est ici conditionnée par l’appartenance à la communauté : pour devenir propriétaire, c’est-à-dire obtenir une parcelle de la communauté, il suffit d’en faire partie – contrairement à notre système où l’accès à la propriété est conditionnée par la richesse ;

– Les terres ne s’obtiennent pas par le biais d’échanges entre individus, elles sont attribuées aux familles par l’assemblée du village, dont l’une des premières tâches était justement de répartir les terres entre les familles qui la composent ;

– Cette répartition qui attribue « à chacun le sien », c’est-à-dire détermine la propriété des parcelles, est basée sur une logique de l’usage : on n’est propriétaire que de ce dont on peut user effectivement, et l’absence d’usage remet en cause l’attribution. Dans notre langage juridique, la propriété est donc définie par l’usus dans son versant positif ;

– Les parcelles « appartenant » aux diverses familles « appartiennent » aussi à la communauté, qui garde la haute main sur leur attribution : la terre ne peut être vendue à sa guise par son ayant droit actuel, même dans les cas où la propriété devient héréditaire.

Bien sûr, un tel système ne peut fonctionner qu’à des conditions assez restrictives, la première étant qu’il n’y ait pas de pression foncière. Mais ce qu’il a d’intéressant, c’est qu’il suppose tout un travail politique, à l’échelle locale, de discussion et de négociation, et donc des habitudes de se parler, de s’écouter et de s’accorder. Rien d’idyllique là-dedans : les rapports humains qui se nouent autour des questions d’appropriation ne sont bien sûr, pas plus dans ce système que dans n’importe quel autre, exempts de conflits et de violence potentielle. Mais ici, les choses sont telles qu’en cas de conflit, on ne peut se défausser sur des instances lointaines de la nécessité de s’accorder : il faut s’entendre avec ses voisins, faire avec les autres, c’est-à-dire entrer dans ces relations personnelles de réciprocité qui sont au fondement de toute vie sociale humaine.

Selon les cultures, la communauté villageoise pouvait être organisée de manière plus ou moins hiérarchique et patriarcale. Souvent, il y a un chef de village, mais il ne peut en général prendre aucune décision importante sans consulter la communauté et obtenir son consentement ; voilà pourquoi il est flanqué d’une assemblée où tous ont le même droit de parole. Ce « tous » ne désigne certes, dans bien des cas, que les chefs de famille, le plus souvent les hommes mariés. Mais pas toujours. C’est ainsi que, dans certains recoins des Pyrénées jusqu’à la Révolution française, le droit de siéger à l’assemblée du village était lié à la possession d’une maison dont la transmission obéissait soit au droit d’aînesse absolu (le premier né, garçon ou fille, hérite de la maison), soit au principe matrilinéaire (les maisons, et les droits correspondants, se transmettent de femme en femme).

Quels que soient les problèmes d’inégalité et d’exclusion qui se posent dans les communautés villageoises (comme dans toutes les communautés), on voit bien en quoi ce régime de propriété diffère du nôtre : les questions foncières ne se règlent pas seul à seul, dans le bureau du notaire, selon la logique de l’argent, mais de manière collective. Ce n’est pas l’individu qui décide librement du destin du terrain où il a passé un bout de sa vie : la communauté reste présente derrière lui, comme « propriétaire » fondamental – que ce soit la communauté familiale ou la communauté villageoise. Bref, l’abusus est encadré, voire aboli. Plutôt que de dénoncer en bloc la propriété privée ou individuelle, c’est peut-être dans cette direction qu’il faudrait creuser pour résoudre les problèmes liés à la propriété marchande : comment neutraliser le droit d’abusus en tant que prérogative individuelle autorisant à décider seul, sans consulter personne ni avoir à obtenir l’accord de quiconque, du destin de biens qui nous survivront ?

1. À propos de ce lien entre liberté et propriété (ou, plus précisément, entre autonomie pratique et libre usage), lié au fait que la liberté se construit en s’éprouvant au contact d’un monde que l’on s’approprie, voir Aurélien Berlan, La fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber, La Découverte (coll. Théorie critique), 2012, p. 175-192.

2. Voir le début du roman de Traven, Rosa Blanca (La Découverte, 2005), où une compagnie pétrolière tente d’acheter un domaine villageois que son « propriétaire légal » refuse de vendre : « L’hacienda ne m’appartient pas de telle sorte que je puisse en faire ce que je veux. Elle appartient aussi à ceux qui vivront après moi », et à tous ses compadres qui y vivent actuellement ; lui ne s’en estime que l’usufruitier et l’intendant.


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